Artistes

Éric Chenaux l’interview

today27/03/2017 501 3

Arrière-plan
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Pratiquer un instrument de nombreuses années crée une familiarité, un confort mais parfois le sentiment que la découverte ne sera plus au rendez-vous, la passion reste intacte mais l’inconnu et le plaisir qui vont de paire s’estompent. La guitare est, probablement avec le piano, l’instrument le plus pratiqué dans le monde, de ce fait surprendre ou, mieux, innover semble chose ardue. Cela fait pourtant longtemps qu’Eric Chenaux étire le chant des possibles de la six cordes, créant un nouveau langage, une ondulation, un fil fragile mais ludique qui s’articule autour de mélodies désarticulées.

Initialement basé à Toronto, il y est une figure de proue de la scène DIY et expérimentale, tout d’abord en tant que frontman d’un groupe de post-punk, Phleg Camp, à la fin des années 1980, puis dans la scène de la musique improvisée, du non jazz, notamment en tant que co-fondateur du label Rat Drifting en 2002, avant de s’établir en solo chez Constellation depuis 2006. Un parcours musical varié, aux collaborations et rencontres multiples (Sandro Perri, Josephine Foster, Radwan Ghazi Moummeh, Eloïse Decazes, Norberto Lobo) mais aussi dans la danse contemporaine et le cinéma. Il revient en 2017, avec deux albums à paraître cette fois chez Three:four Records, un premier en compagnie de Norberto Lobo le 24 mars et le deuxième avec Eloïse Decazes.

Installé depuis quatre ans à Paris et plus précisément à Saint-Ouen, c’est chez lui que nous nous retrouvons autour d’un apéro charcuterie-fromage-vin pour parler de sa future tournée japonaise, de ses prochaines sorties, de ses rencontres, de Constellation et de l’apprentissage du français notamment… (qu’il parle très bien d’ailleurs)

Interview

Quelle est ta relation avec le français ? C’est ton deuxième album avec Éloïse [La Bride, à paraitre le 14 avril, ndlr],le français y est très littéraire et évoque des contes ou des chants de troubadours médiévaux.

Le premier était assez moyenâgeux, comme des complaintes. Le deuxième, c’est plus des ballades traditionnelles, pas nécessairement du Moyen-Âge.

Ça m’a fait un peu penser à Josephine Foster, particulièrement l’album A Wolf In Sheep’s Clothing que j’aime beaucoup, notamment à la très belle reprise de schubert An Die Musik.

Oui, c’est un très bon album.

Tu as travaillé avec elle ?

Oui, plusieurs fois. Une fois en duo et une autre avec une pianiste et son mari, pour cet album justement, à Londres, lors d’un festival de musique expérimental et on a partagé des dates, on est amis.

Dans cette reprise, il y a d’ailleurs cette guitare saturée qui arrive sur la fin, très free, qui pourrait un peu se rapprocher de ton jeu.

Oui, c’est un musicien de Chicago ou Boston, il est incroyable, je crois qu’il a joué qu’une fois avec elle, je ne le connais pas mais je lui ai demandé qui était ce mec ; il joue fort et avec beaucoup de liberté, et surtout il joue joyeusement.

Justement, sur ton album avec Norberto Lobo, on a l’impression que ta guitare est moins narrative, que c’est plus une texture libre par rapport à d’autres de tes albums sur lesquels il y a une mélodie et après une destruction qui se fait autour de cette mélodie. Là on commence directement par cette destruction, cette texture, ce magma.

Oui, oui, l’album de Norberto est, d’une manière, plus un type de musique proche de celui que je faisais à Toronto. Quand j’ai commencé à faire des chansons, c’était plus basé sur l’improvisation free, cérébrale. Les deux sont parallèles pour moi, les impros sont comme un monde, un espace qui utilise un peu de composition mais pas trop ; une chanson, c’est un espace qui utilise quelque chose de prédéterminé, une mélodie en général, des accords et une clef, une base en fait. J’adore les chansons et je suis toujours étonné par le manque d’improvisation dans les chansons. Burt Bacharach a composé des chansons incroyables pour Dionne Warwick, tellement belles, les arrangements et les structures font des détails. Et ces détails, je n’arrive pas à les composer, je n’en suis pas capable, enfin je ne sais pas si je le suis mais j’en ai aucune envie. Pour moi, les chansons sont des détails qui proviennent de l’improvisation. Et c’est une manière d’entrer dans le monde des détails, c’est dans ces détails qu’on trouve l’univers d’une chanson. Les petits bruits, le souffle d’un chanteur, le posé sur un piano, un bend, ce sont les choses comme ça qui me plaisent et qui deviennent un monde pour moi, un intervalle, une perception de la chanson qui provient de ces détails et comment jouer dans ces intervalles, ces frictions, ces hallucinations, ces attractions, ces… beaucoup de mots qui finissent en -ion avec des bases latines, et féminins.

Ah ! Ah ! Ah !

Est-ce que tu sais ce qui détermine le genre des mots ? Pourquoi ces mots sont masculins ou féminins ?

C’est en général d’après une base latine, les mots qui finissent en -ure, -ette, -ie et -ion sont généralement féminins. Mais par exemple, un mot moderne comme « selfie » finit en -ie, comme photographie, etc. qui sont généralement féminins, mais celui-ci est masculin. Pourquoi, qui a déterminé ça et sur quels critères les académiciens ont choisi, je n’en ai aucune idée…

C’est incroyable de se dire que les académiciens prennent une journée pour se dire que « selfie » doit être masculin !

Justement, toi, par rapport au français, apprendre une nouvelle langue, c’est comme apprendre une nouvelle mélodie, une musique, et en plus tu es Canadien, tu viens de ce pays bilingue.

Il y a une association entre le français et le Canada, une histoire mais si tu ne passes pas de temps au Québec, au final tu ne penses pas vraiment au français ; tu vois tout le temps les deux langues, au supermarché, partout mais tu n’y penses pas vraiment. En tout cas, en ce qui me concerne. Quand je suis rentré à Toronto, j’ai été frappé par le nombre d’amis qui pouvaient parler français alors qu’avant mon arrivée ici je m’en foutais. Mais en fait tout cela vient de l’école. Parmi ces amis de Toronto, il y en a deux qui sont batteurs et qui sont mes favoris.

Est-ce qu’il y en a un qui a joué sur Love Don’t Change ?

Oui, c’est Nick Fraser.

Il est incroyable !

Oui, il est… pfiou ! J’ai beaucoup joué avec lui et le voir jouer est étonnant parce que tu n’as pas l’impression qu’il tape, au contraire. Quand tu regardes les autres batteurs, tu vois les gestes et l’amplitude, pas lui.

C’est ce que je te disais la première fois que je t’ai vu, ce morceau ne m’a jamais quitté, il m’accompagne tout le temps, et quand tu parlais de ces intervalles, je trouve que ce morceau en est un parfait exemple. Est-ce qu’il joue aussi sur Impossible Spaces de Sandro Perri ?

Hum, oui, peut-être une chanson… non, je crois que ce sont d’autres batteurs en fait. Mais il y a plein de batteurs incroyables à Toronto. Le père de Nick Fraser est en charge du bilinguisme au gouvernement et en tournée Nick parle aux concerts dans les deux langues, avec un gros accent d’Ottawa. Entre Mariette [sa compagne, ndlr] et moi, au début, je ne parlais pas quasiment jamais en français. Quand je suis arrivé ici, c’était difficile.

Tu n’as pas de membre de ta famille qui est francophone ?

C’est encore plus triste parce que c’est normalement ma première langue, j’ai grandi en Suisse. Je suis né aux Etats-Unis mais je suis arrivé à l’âge de deux ans à Vevey, en Suisse, mon père est Suisse portoricain et ma mère est de Suisse romande. Mon père, lui, parle cinq langues, il a grandi avec trois langues. Avec ma grand-mère, je parlais français et espagnol. Mais j’ai tout oublié. Petit, j’étais le traducteur de ma classe parce qu’il y avait beaucoup d’Américains dont les parents étaient là pour l’entreprise Nestlé.

je vous épargne une digression sur la linguistique et la grammaire française….

Il y a quelque chose que j’ai vraiment beaucoup aimé au début de ton concert à l’Espace En Cours, c’est ta façon de présenter ton concert, cette approche assez humoristique et décontractée, c’était la première fois que je voyais ça en fait, tu spoiles ton concert en disant à l’avance le nombre de chanson, leurs durées, qu’il n’y aura pas de rappel…

Oui, ça, ça me vient de Hitchcock, il commence à introduire son film en disant directement qui est le tueur et j’adore ça. Ces teasers, c’était drôle, prétentieux mais sarcastique et au final tu oubliais qui était le tueur et tu te laissais prendre au jeu. Dans le monde de la musique improvisée, dans le jazz, c’est tellement rare que les personnes parlent, c’est un peu formel et silencieux. Dans la musique traditionnelle ou folklorique, on introduit la chanson en racontant parfois son origine et j’aime beaucoup ça. Les musiciens que j’adore de la musique traditionnelle folk britannique font ça, je ne fais pas partie du même monde musical mais je ne suis pas timide et plutôt à l’aise sur scène donc je veux partager ça avec le public, ce sentiment d’être à l’aise et de partager un moment qui ne soit pas formel.

Parfois tu vas à des concerts et tu sens que l’artiste sur scène est gêné ou stressé et tu compatis un peu, ça je ne veux pas que ça m’arrive, jamais, je veux qu’on sente que je suis à l’aise. Ce qui n’est pas toujours le cas évidemment mais je ne le montre pas. Et donc ça me vient d’Hitchcock, je révèle le mystère dès le début mais je maintiens le suspense, le plaisir pendant le temps du film pour Hitchcock et du concert pour moi. Je dis à l’avance que je jouerai six ou sept chansons, qu’il yen aura des longues, des courtes et que ce sera tout. Peut-être qu’en tant que spectateur, tu vas compter mais tu ne sauras pas combien de temps les chansons vont durer et tu seras peut-être plus réceptif, d’une certaine manière moins stressé, par le concept formel de temps et tu te concentreras plus sur les détails.

La personne qui était avec moi à ce concert, et qui n’est pas nécessairement très familière de ce genre de musique et de son public, ton « effet Hitchcock », ça l’a mise plus à l’aise, ça a créé une atmosphère de familiarité.

C’est très très important pour moi d’éviter le narcissisme de l’artiste sur scène et d’être généreux, d’avoir une relation, un échange avec le public. Après, quand tu es sur scène, c’est pas toujours facile, évidemment tu veux que les gens partent en étant contents parce que tu en dormirais mieux la nuit mais il ne faut pas que cette envie fausse l’échange. Parfois, t’as pas dormi ou ça ne va pas dans ta vie et tu te demandes où trouver la force de créer cette connexion ; pour moi, c’est un rapport au temps et à comment le gérer. Et je pense que l’improvisation contribue à ça, tu te perds toi-même dedans, tu t’aventures. Au début, quand je suis arrivé à Paris (il y a quatre ans), j’étais un peu nerveux de jouer, c’était mon nouveau chez moi alors c’était important pour moi – j’ai peut-être joué deux mille fois à Toronto, la nervosité n’existait plus du tout.

Je peux te demander pourquoi tu es venu à Paris ?

Pour la personne avec qui j’habite, Mariette.

J’ai le souvenir d’un concert, il y a quelques années à Londres, ce soir-là je me suis rendu compte pour la première fois que c’était impossible que la personne à côté de moi entende le morceau de la même manière que moi. En fait, pour moi, la musique et son parcours, son trajet vers l’auditeur est plus pur et direct que n’importe quel autre art. On dit « seeing is believing », il faut le voir pour le croire, on ne peut pas croire directement avec ses oreilles.

Pour toi, la musique serait l’art majeur ?

Non, pas du tout, mais c’est le côté de l’abstraction de la musique qui est pour moi majeure. En général, à un concert, je ferme les yeux, ça soulage d’abandonner la vue, de laisser du répit aux yeux et de se laisser porter. Il y a un côté hallucinatoire dans la musique, on ne la comprend pas. Quand tu vois quelque chose et qu’elle est matérielle, tu la comprends. Une musique n’est pas nécessairement narrative comme les autres arts. Il y a aussi cette ambivalence dans la musique, par exemple la soul qui a des paroles super tristes sur une musique très rythmique, comme James Brown, et cette manière de communiquer propre à la musique n’est pas de l’ordre du langage.

Je comprends mieux ta notion de trajet et de parcours maintenant. Quand j’habitais à Halifax, j’étais allé voir Leonard Cohen, il a joué 4h30 et des poussières et il disait en s’adressant au public « ok les gars, c’est samedi soir et si vous devez vous lever demain matin pour profiter de votre dimanche, allez-y parce que nous, on est là encore pour un moment » et j’ai bien aimé ce truc simple et direct d’enlever le masque et de dire « nous, on fait le boulot mais si vous en avez marre, allez-y », un peu comme toi qui annonce direct le menu en disant « … après vous devez prendre le métro donc je préfère vous prévenir », désacraliser un peu le truc.

Oui, je suis d’accord, j’essaie de garder aussi l’équilibre entre l’aspect rêverie de la musique et l’aspect humain, ouvert, et de jouer avec les deux. Ça ne marche pas toujours, ça prend du temps mais l’idée est de créer un espace ensemble.

Chez toi, il y a d’ailleurs un équilibre qui est intéressant entre la chanson et la destruction de cette chanson, il y a Éric Chenaux qui partage sur scène, qui joue avec le public, qui utilise des effets pour la guitare d’une façon ludique et, en même temps, la beauté de l’improvisation.

En fait, je ne joue pas de la guitare ou des effets, je joue avec mon corps. J’adore les effets, la wah-wah et j’adore les filtres parce que, pour moi, l’oreille est un filtre ; je voudrais les modifier, les multiplier, jouer avec vos oreilles. C’est presque une danse, l’idée n’est pas de cumuler des effets, c’est de créer une relation entre eux et que le tout soit une danse – pas un ballet mais plutôt « dancing like a fool », un peu de la même façon qu’a Buster Keaton de tomber, un peu de grâce et un peu de folie.

J’aime vraiment ces rapprochements que tu fais entre Hitchcock, Keaton et ta musique parce que je trouve que, par exemple, Warm Weather est très gracieux, direct et d’autres morceaux gondolent. Il y a souvent cet équilibre chez toi. Et c’est un peu pareil avec ton label Rat Drifting où il y a du jazz pointu et d’autres choses, plus directes.

Oui, il y a aussi des groupes, dans lesquels je ne joue pas d’ailleurs, sur mon label qui font des trucs plus mélodieux.

Et il y a aussi ce truc avec Constellation, de se dire qu’il y a Godspeed You Black Emperor et Éric Chenaux. Constellation était un label super important pour la scène dite post-rock…

Ca, je dirais que c’est surtout en France où les premières années de Constellation semblaient vraiment importantes. Je pense à ça souvent parce que quand je faisais mes premières dates ici, personne ne me connaissait mais le côté Constellation m’a ouvert beaucoup de portes. Cette relation particulière, française, avec l’Amérique du Nord et, de manière générale, la curiosité culturelle (le jazz au début du vingtième siècle, la littérature, Fitzgerald, etc.), j’adore ça ici. Vous êtes des amateurs dans le bon sens du terme, dans le sens d’amour. J’aime bien le fait que ce mot amateur puisse avoir deux existences complètement différentes.

Je t’ai découvert avec Constellation, je ne sais pas si je serais allé découvrir Éric Chenaux si cela avait été étiqueté « musique improvisée jazz ».

Oui, moi non plus !

En fait, si on me demande quels sont mes albums préférés de Constellation, je dirais Sloppy Ground et Impossible Spaces de Sandro Perri.

Impossible Spaces n’est pas un album que j’écoute suffisamment. En fait, j’adore Tiny Mirrors, et pas parce que je joue dessus hein, mais je trouve que les morceaux sont très beaux. Sandro nous avait entendu avec des musiciens de Rat Drifting, il voulait nous inviter sur un album et on a juste joué ensemble de façon naturelle – même si Sandro aime beaucoup l’editing -, mais oui, Impossible Spaces est super, il est plus contrôlé, je crois qu’après cet album il a dû avoir quelques cheveux gris parce qu’il a eu pas mal de travail.

Tu te souviens quand tu as commencé à jouer de la guitare et qu’est-ce qui t’as influencé ?

Non, pas vraiment. Mon père était un grand amateur de flamenco, et spécialement de Carlos Montoya, très célèbre. C’était le premier, je crois, à jouer seul, juste assis sur une chaise et, avec mon père, j’en ai vu plusieurs. Jeune, j’adorais la musique évidemment mais mes parents n’en jouaient pas, ma grand-mère jouait du piano mais c’est tout.

Plus jeune, tu jouais dans un groupe de post-punk, Phleg Camp.

Oui, un groupe post-punk des années 1980. On a beaucoup tourné aux Etats-Unis à l’époque, j’avais dix-huit ans, je vivais quasiment sur la route et j’étais à la fac en même temps.

Et t’étais le guitariste/chanteur, c’est bien ça ?

Oui, c’était quelque chose ! Le groupe était pas mal, un peu funky en fait.

Dans l’album avec Norberto, je voyais le terme various electronic, est-ce que vous avez utiliser d’autres instruments ou ce sont des effets ?

Des effets. Parfois j’utilise le terme various electronic et parfois juste guitare mais pour celui-là ça marchait bien.

Tu joues d’un autre instrument ?

Non, pas du tout, le seul dont je joue un peu mais pas bien, c’est du violon et juste de la musique traditionnelle irlandaise. J’adore le piano, c’est peut-être mon instrument préféré mais tu peux pas faire de bends et j’adore les bends.

C’est sûr que quand on t’écoute, on s’en rend vite compte !

Oui, everything bends.

D’ailleurs, par rapport à ton manche, la tension et tout…

J’ai de la chance, je ne sais pas comment elle reste accordée et comment elle tient, c’est une super guitare.

C’est quoi, d’ailleurs, ta guitare ?

Gibson 1962, super instrument.

Elle bouge pas ?

Si, un peu, il y a aussi le fait que je l’accorde bizarrement et que j’utilise des cordes épaisses, des gros tirants mais oui, je ne comprends pas, je suis chanceux.

Tu l’as depuis combien de temps ?

Ça fait dix-huit ans.

Gibson, en général ?

Non, c’est ma première, en fait j’ai juste deux guitares : la Gibson et celle-ci (il me montre une vielle guitare classique nylon) que j’ai trouvée dans la rue. J’adore les guitares simples et je n’ai aucune envie d’avoir une autre guitare électrique.

C’est marrant, ça.

Oui, je sais, je ne suis pas un passionné de guitares.

En même temps, c’est ça que j’adore dans ton jeu, c’est que tu es hors guitare comme tu disais tout à l’heure, on sent que c’est un truc organique, ça n’est plus vraiment un instrument, il suffit d’entendre quelques notes pour se dire c’est Éric Chenaux. C’est rare ça.

C’est que je n’ai aucune idée, en fait je suis un très mauvais guitariste, j’en connais des incroyables. Moi, je n’ai aucune technique et je joue comme si j’en avais une incroyable, je joue comme si j’étais super doué mais c’est pas le cas, peut-être que c’est pour ça que je sonne comme ça.

J’ai du mal à y croire

Non mais peu importe, c’est une idée intéressante, l’idée que tu puisses juste te lancer sans savoir où. Après je joue beaucoup, je suis assez à l’aise sur cette guitare mais je suis assez merdique en fait. Mais surtout, j’adore ça, il faut que ça soit un plaisir, du bonheur, je joue comme si c’était une fête. Je n’aime pas l’idée de virtuose. Il peut y avoir un truc d’équilibriste, un truc presque contraire mais joyeux. Quand il y a des guitaristes qui parlent de la technique en disant qu’il faut faire ça et ça, j’ai presque envie de faire exactement le contraire et pas juste par esprit de contradiction. Par exemple, un guitariste que j’adore, c’est Derek Bailey (il met un CD), un guitariste d’improvisation qui a vraiment changé la guitare au vingtième siècle. Je cherche et je prends des trucs qui tombent des poches des artistes que j’aime bien, je recycle ce qu’ils jettent en quelque sorte. J’aime utiliser les trucs qui sont délaissés, je sais pas si tu vois ce que je veux dire.

Si, si, je crois.

C’est pas intéressant pour moi de prendre quelque chose qui est connu, qui a une histoire.

Et sinon, qu’est-ce que tu as pensé du concert de Danny Oxenberg et Bear Galvin ?

Je dois dire que j’ai pas vraiment écouté ce concert après la première partie que j’ai vraiment adoré (75 Dollar Bill), Mariette s’occupait de la buvette à l’extérieur et avait un peu froid alors je suis resté avec elle. Mais j’adore les Supreme Dicks.

En fait, j’aime bien par rapport à ce qu’on se disait. Eux ont commencé leur concert par une reprise de Simon & Garfunkel et ils ne savaient pas vraiment la jouer, c’était une reprise un peu désastreuse mais c’était tellement sincère…

Oui, leur sincérité était incroyable.

Et cela marche bien avec l’idée de recycler le virtuose, de l’apologie de la maladresse en quelque sorte.

Tout à fait, et les Supreme Dicks, c’est vraiment cool. Revenant sur l’album de Derek Bailey qu’on écoute : et donc cet album, c’est avec une danseuse qui improvise…

Tu aimes beaucoup la danse, non ? t’as déjà travaillé avec des danseuses ?

Oui, c’est super important pour moi. C’est un art qui me touche beaucoup.

Du coup, pour toi, l’image, c’est très important parce que tu as travaillé pour la danse mais aussi pour le cinéma ?

En effet, j’ai fait des bandes originales de films dont une il y a trois ans.

Sinon on était tous les deux au concert de Mike Wexler, tu en as pensé quoi ?

J’ai bien aimé.

Son approche de la guitare, c’est un peu le contraire de toi, je trouve.

Oui, il est très carré, c’est bien pensé, il y a du travail, j’aime beaucoup, mais la vie sans improvisation, c’est difficile pour moi.

Maxime et Gaëtan (Three:four Records), tu les as rencontrés quand et comment ?

Ça, c’est intéressant, je les ai rencontré par Arlt. Eloïse et Florian m’ont contacté via MySpace il y a huit ans, je crois. Ils m’ont dit « on aime bien ce que tu fais », j’ai écouté leur musique et je me suis dit « putain c’est pas mal, j’aime bien » alors on s’est écrit, on partagé des concerts ensemble et à cette tourné-là, j’ai rencontré Mariette. Maxime, c’était deux ans après et c’était via Radwan de Jerusalem In My Heart – chez Constellation aussi et cofondateur du mythique studio montréalais Hotel2tango. Gaëtan, c’était par une compilation que Maxime a faite pour Three:four Records.

The Byre, vous l’avez enregistré à Lausanne avec Norberto ?

Oui, c’était une résidence que Gaëtan nous a demandé, on a essayé et je pense que ça a bien marché.

Le disque de Derek Bailey se terminant, j’en profite pour lui demander s’il écoute d’autres types de musique et s’il y en a qu’il n’écoute pas.

Je n’écoute pas de salsa, c’est trop rapide. Le reggaeton, c’est un peu trop macho pour moi, par contre j’écoute beaucoup de reggae.

Tu vas encore travailler avec Constellation ?

Oui, bien sûr ! Heureusement, je continue, j’enregistre un nouvel album en avril.

Ça veut dire que tu vas sortir trois albums en 2017 ?!

Je crois qu’il sortira en 2018, celui-ci.

Mais techniquement, ça aurait été possible ?

En principe, trois c’est toujours possible – même plus parce que j’ai un autre album pour Three:four.

En plus de celui avec Norberto et Eloïse ?

Oui, c’est un album expérimental et instrumental.

Et tu chantes ?

Non.

En fait, cela fait trois disques où tu ne chantes plus vraiment.

Oui. Mais pour celui de Constellation, je chante.

En parlant de Constellation, qu’est-ce que tu penses de Off World ?

Il y a des titres que j’aime plus que d’autres. Avec Sandro, il y a toujours une tonalité un peu sombre et j’aime moins quand c’est le cas mais il y a des morceaux incroyables, et le prochain Off World sera incroyable.

Je me demandais, où est-ce que tu répètes ?

J’ai un studio à Belleville, rue du Faubourg du Temple, juste au-dessus du métro, je peux y travailler souvent, c’est des amis et j’ai mon créneau le matin.

Tu es du matin ?

Oui, je suis plus créatif, j’ai plus de dynamisme, et après je peux aller nager.

Qu’est-ce que tu penses de Paris ?

C’est étrange comme lieu, c’est évidemment joli et j’en suis tombé amoureux – moins le métro et la ligne 13 mais j’ai mon Kindle alors ça passe.

Tu pars au Japon bientôt, pour une tournée, je crois que ce n’est pas la première fois ?

Non, c’est la troisième et toujours la même tournée : deux semaines, dix concerts.

Deux semaines, c’est bien comme durée, non ?

Plus c’est possible mais pas beaucoup plus. Moins pour le Japon, c’est impossible, il y a trop de trucs merveilleux à manger sur place !

Et tu y vas seul ?

Ryan Driver vient mais je joue seul et lui aussi.

Mais vous n’allez pas vous retrouvez pour jouer ensemble comme vous l’avez fait ?

Hum, je ne sais pas, c’est difficile de jouer des chansons avec moi, c’est un chemin sinueux… on va voir.

C’est plus difficile de jouer avec toi que toi avec quelqu’un d’autre ?

Je ne sais pas, je ne pourrais pas dire ça mais la façon que j’ai en ce moment de jouer mes morceaux est difficile. Cela dit, quand j’ai joué avec Christine Abdelnour (saxophoniste), ça a super bien marché.

Tu penses que ça pourrait dépendre de l’instrument aussi ?

C’est plus la manière de penser et de jouer.

Parce que je trouve qu’avec le piano, l’approche expérimentale est plus limitée.

Oui, tu as raison, tu dois plus connaitre le morceau avec un piano je crois. Le saxo peut juste faire un souffle, un bruit.

Un peu comme Colin Stetson, qui était chez Constellation ?

Oui, tout à fait. Par contre, il n’y est plus, il a sans doute trouvé quelque chose d’autre qui lui correspondait mieux.

Il a beaucoup changé, ce label : Tindersticks, Vic Chestnutt, etc. 

Oui, ils évoluent bien je trouve. Mon favori, c’est… j’aime beaucoup Sandro et Feu Thérèse, surtout l’album Ca Va Cogner, je le trouve incroyable, ce sont les gars de Fly Pan Am et c’est de la musique vraiment fun… c’est un peu le Gainsbourg porno français.

En ce moment, j’écoute beaucoup de musique japonaise comme Haruomi Hosono et le Yellow Magic Orchestra ou Midori Takada, et comme tu pars d’ici peu au Japon…

Ah oui, j’adore ! Est-ce que tu connais Asa Chang & Junray ?

Non.

C’est superbe, il faut que tu écoutes ! On adore ça avec Sandro.

(il met une vidéo qu’on commente en parlant de Boredom)

Est-ce que tu utilises des pédales de loop ?

Non, jamais, je n’aime pas ça, je n’aime pas les motifs ni les trucs qui se répètent. Pour moi, il faut un fil continu et le loop est absolument contraire à cette idée.

Tu vas jouer où au Japon, dans des salles de concert ou dans différents lieux ?

Ça va être très différent chaque soir, entre des théâtres de deux cents personnes et un magasin de vêtements pour soixante personnes, et à Tokyo dans des clubs et des bars.

Bonne tournée en tout cas et merci pour l’invitation.

Merci à toi.

Mixtape

Sun Ra – I Dream Too Much
Jeanne Lee – Your Ballad
Thelonious Monk – Chordially (Improvisation)
Betty Carter – Spring Can Really Hang You Up The Most
Robert Ashley – Outcome Inevitable
Chris Connor – High On A Windy Hill
Derek Bailey & Min Tanaka – Rain Dance

Écrit par: David

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