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« On vit une guerre sémantique avant toute chose » – Fatima Al Qadiri, 2016.
Ok, ok, on va devoir s’arrêter quelques minutes. On connaît Fatima Al Qadiri pour ces deux albums remarquables, Asiatisch et Brute (sortis tout deux comme Shaneera sur l’excellent Hyperdub) ou encore son premier EP Warn-U qui a participé des prémices d’une certaine scène électronique chelou, foutraque, monstrueuse et clairement brillante. Fatima Al Qadiri est Koweïtienne, elle est artiste, curatrice, musicienne et s’intéresse particulièrement à l’expérience de la guerre, à la mémoire, aux perceptions occidentales d’autres cultures et aux identités socioculturelles.
Il ne va pas s’agir de refaire un point sur cette scène qu’on qualifie ici ou là de « monstrueuse », absence de hiérarchie des genres, hybridation totale, non-universalisme, rupture de l’ethnocentrisme musical occidental, bizarreries « queer-s », art du sample, de la boucle et critique du rythme, même si par prétérition on vient d’en faire une très brève cartographie. Là , il est question d’un album qui a la force de la politique, la force de creuser à l’endroit du plat et du gris conforme du monde occidental comme il aime à se penser et à se montrer. La force de la politique comme fiction réelle d’une tentative de brèche, de court-circuit dans cette étendue inétendue qu’est notre matière du monde. Une tentative de faire par le sonore un espace non lissé, bref une tentative de faire un peu de consistance dans l’oppression diffuse d’une normalité physique et sonore intégrée par chacun-e-s.
Le pitch de Shaneera est insurrectionnel et l’insurrection tient ses promesses. Shaneera est la prononciation anglo-saxonne du mot arabe shanee’a (شنيعة), littéralement « scandaleux, néfaste, hideux, majeur et fétide ». Shaneera, argot queer utilisé au Koweït et dans certains pays arabes, argot de forces monstrueuses auxquelles on donne une puissance possible. Shaneera est une figure qui défie le genre, c’est une sorte de reine maléfique. Les paroles sont suggestives, implorantes, lugubres et tendres, elles viennent d’échanges réenregistrés de Grindr, des dragues en ligne et des sketches de femmes. La langue utilisée dans les différents textes est un mélange d’arabe koweïtien et égyptien, et de proverbes irakiens. Musicalement, Fatima Al Qadiri croise rythmiques occidentales, Khaleeji du golf persique et mélodies des musiques arabes. Synthétiseurs et boîtes à rythme.
Shaneera est un album qui révèle quelque chose d’un infra, quelque chose d’un dissimulé intime, d’une langue propre à la rencontre queer-s, pédé-e ou lesbienne. Après Brute, qui s’intéressait aux formes de répressions étatiques et policières, Shaneera s’intéresse à une forme de répression intégrée dans les corps, répression de l’intime, où chacun-e doit trouver des stratégies pour détourner, renverser, retourner la répression afin d’affirmer et de trouver des puissances d’agir, des puissances de désirs autres, des puissances de vivre. Entre Brute et Shaneera, il y a sans doute une forme de mise en abyme de ce que Foucault a nommé la biopolitique. La biopolitique est un néologisme utilisé pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires mais sur la vie des gens, sur des populations, sur la vie même. Au risque de faire tarte à la crème avec une énième citation de ce concept, Fatima Al Qadiri, avec Shaneera creuse non seulement une brèche dans la tentative générale de normalisation du sensible en expériences de consommation, mais elle produit également un album brillant, loin des discours plats ou exotisés de la musique comme elle se fait. Il n’est pas seulement question de musique ici mais bel et bien de politique. D’une politique ambitieuse et révolutionnaire, qui dégrade le réel pour en extraire des possibles, des puissances, des consistances, des densités. Un espace sensible qui, dans un parcours plus général, propose une critique, au sens étymologique du terme, entre pouvoirs qui agissent sur l’externe et pouvoirs qui agissent sur l’interne, l’intime, les singularités vitales. Faire d’une langue propre aux rencontres queer-s, pédé-e-s et lesbiennes une poésie, une poésie du retournement, de la dégradation, une poésie vitale. Une tentative d’insurrection possible dans la guerre sémantique. La poésie est monstrueuse, elle ne s’inscrit pas dans la communication, elle est a priori inutile, hors d’une sémantique immédiate et par là même elle a cette force de ne jamais pouvoir s’aligner sur l’absurdité creuse de la sémantique officielle.
Faire de l’intériorisation des pouvoirs oppresseurs, des puissances d’agir, des puissances de vivre, c’est là un des tours de force possible de Shaneera. C’est aussi une piste à prendre au sérieux avant de laisser la mollesse générale gagner définitivement nos têtes, nos langues, nos corps dans une robotique de la répétition du mème. C’est une piste que l’on doit retrouver sur nos murs, dans nos têtes, dans nos intimes de plus en plus normalisés. Faire consistance par l’hybridation d’une poésie secrète, cachée, et oubliée ; sonore, corporel et dégradante, c’est peut-être aussi, enfin, une tentative de sortir du fragmenté post-moderne, bref un plan de bataille contre le plat, le gris et la confiscation du sens et du sensible.
Fatima Al Qadiri – Shaneera (Hyperdub, 13 octobre 2017)
01. Shaneera feat. Bobo Secret and Lama3an
02. Is2aleeha feat. Bobo Secret & Chatham
03. Alkahaf feat Bobo Secret & Chaltham
04. Spiral feat. Bobo Secret
05. Galby feat. Nayglow
Écrit par: Aurèle Nourisson
Hier, sans aucune forme de prétention, nous cherchions à transcrire et à réfléchir notre époque. Curieux et audacieux, défricheur passionné, nous explorions sans oeillères et à travers un contenu éditorial toujours riche
et exigeant l’ensemble des strates qui composaient le monde bouillonnant de la musique indépendante, ses marges souvent nichées dans le creuset du web comme le halo médiatique qui entourait certains. Mais çà c’était avant. Aujourd’hui, on fait ce qu’on peu !
dieu vous le rendra….
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